Extrait (chapitre
premier)
I
Qu'est-ce
qu'un don ?
« Donner », en français,
a-t-il le même sens que « faire un don » ? Considérons
simplement l'exemple suivant, extrait de l'expérience la
plus banale de notre vie quotidienne.
Hier, je suis allé chez
le boucher, je ne savais pas quoi prendre, et j'ai fini par
lui dire : « Donnez-moi donc un steak ! » Et lui, m'a
répondu : « Je vais vous donner de l'aiguillette,
vous verrez, c'est extra ! » Au moment de payer, je n'avais
pas de monnaie et j'ai demandé à la caissière : « Je peux
vous donner un billet de 50 euros ? » Et puis, après,
on a parlé des impôts, sujet affectionné de tous les petits
commerçants qui les jugent toujours excessifs, et mon
boucher a tiré le mot de la conclusion en disant : « Tout ce
qu'on leur donne, quand même ! »
Ce petit exemple montre
que, quatre fois de suite, le verbe « donner » a pu être
utilisé sans qu'il s'agisse le moins du monde de don. Car,
bien sûr, je n'entendais pas que mon boucher me fasse cadeau
d'un steak, ni lui non plus de son morceau d'aiguillette,
pas plus que je ne faisais de don lorsque je tendais mon
billet pour payer, et tout aussi peu s'agissait-il de don
lorsque nous parlions des impôts.
« Donner » n'est donc pas
faire un don, « donner » n'est pas faire une donation. C'est
notre première remarque, et elle est indubitable.
Il est indubitable
également que si nous confondions ces deux sens, nous
commettrions de graves contresens. Mais nous reviendrons
plus loin sur cette remarque.
Tout d'abord, une aussi
grande différence entre les deux termes peut sembler étrange
puisqu'ils semblent venir de la même racine, une racine en
don-. Mais c'est faux, notre verbe « donner »
provient en réalité d'une confusion entre deux verbes latins
distincts. Le premier est donare, qui signifie faire
un don, faire une donation. Le second est dare qui a
un sens beaucoup plus général puisqu'il signifie remettre en
mains propres, octroyer, concéder, accorder. Dare, en
réalité, s'applique à tout mouvement de biens, tout
changement de mains, toute translation, tout transfert
(c'est le terme général que nous emploierons) et convient
tout autant pour un don que pour tout autre transfert.
Le verbe « donner » peut
donc s'appliquer à n'importe quel transfert et pas seulement
au don. Le substantif « don » désigne au contraire un mode
de transfert particulier (différent de l'échange, de
l'impôt, de la transmission par héritage, etc.), un mode de
transfert qui possède une qualité particulière que nous
cherchons à caractériser mais qui peut en première
approximation être appréhendé par le fait qu'il s'agit d'un
acte gratuit. Comme il est évident que recevoir une chose en
tant que don (il s'agit alors d'un acte gratuit de la part
de celui qui fournit cette chose) est le contraire de devoir
payer pour la recevoir (il s'agit alors d'un acte payant,
toujours pour celui qui la fournit), nous pouvons résumer
ces premières réflexions par ce petit diagramme :
« donner » (dare)
_____________________________________________________________ |
« donner » (donare)
fournir à titre
gratuit
faire un don, une
donation |
≠
|
faire payer
fournir à titre
payant
(le contraire de
faire un don) |
ou, en résumé, en notant
toujours entre guillemets le terme du langage courant (dans
son sens large et ambigu) :
« donner »
______________________________________________ |
don |
≠
|
(le contraire du
don) |
Il nous restera à
chercher quel terme il convient de faire figurer dans la
position que nous avons laissée vide (c'est-à-dire comment
il convient de libeller le contraire du don), mais, pour
l'heure, explorons déjà les quelques idées simples que nous
avons acquises.
Imaginons maintenant que
des anthropologues venus d'une autre planète, disons des
Martiens, fussent présents hier chez le boucher et aient
assisté à notre conversation. Imaginons également que ces
anthropologues, en cela peu différents des anthropologues
humains de chez nous, aient assez peu de goût pour le droit
et l'économie, et préfèrent, à l'étude de leurs traités
arides, l'observation directe et vivante de ce qu'ils
appellent « des tranches de vie ». Imaginons qu'ils notent
soigneusement tout ce qui se dit autour d'eux. Les paroles
que j'ai échangées hier avec mon boucher n'ont rien que de
très banal, et ils en retrouveront aisément des similaires
avec maints autres clients. Aussi auront-ils noté l'usage
récurrent du verbe « donner ». Ignorant tout de l'étymologie
latine, assimilant « don » et « donner », ils en concluront
certainement que le don est très important dans la société
française de 2006. « Voyez, diront-ils, le principe du
commerce est inconnu dans cette société qui pratique de
façon très extensive le don : le boucher donne ses morceaux
de viande et les clients font des contre-dons. Même le
principe de l'impôt est inconnu, puisque les contribuables
se contentent de donner au fisc. Etc. »
Tout le monde voit assez
clairement les erreurs que pourraient commettre ces Martiens
et les méprises qu'ils pourraient entretenir sur la nature
de notre société. Eh bien, je crois que l'anthropologie
sociale, de Mauss à nos jours, a commis les mêmes erreurs
relativement aux sociétés primitives et s'est tout autant
mépris sur la nature de ces sociétés.
Plus exactement, je
soutiens que cette anthropologie :
1° a toujours confondu
don et donner,
2° pour la raison qu'elle
n'a jamais eu une définition claire de ce qu'était un don,
3° et, en conséquence, a
constamment eu tendance à surestimer l'importance du don
dans les sociétés primitives.
Comme exemple de la
première erreur, on peut citer cet usage récurrent des
termes de « donneurs » et de « preneurs » de femmes dans
l'échange généralisé, et l'idée concomitante, souvent
implicite, éventuellement explicite, comme quoi il s'agirait
d'un « don » de femmes. L'affaire est cocasse puisque la
plus grande partie des exemples d'échange généralisé, disons
pour simplifier des Kachin de Birmanie jusqu'à l'Indonésie
orientale, est associée à des paiements de mariage
particulièrement importants. On doit fournir des biens
importants pour se marier, jusqu'à plusieurs buffles, on
s'engage soi-même comme « buffle » si l'on n'en a pas
(c'est-à-dire qu'on fait la bête de travail), on peut être
poursuivi pour des dettes contractées par le grand-père à
l'occasion de son mariage, ou encore être réduit en
esclavage faute de pouvoir payer.
Pratiques qui, on nous l'accordera, paraissent peu
compatibles avec l'ambiance qui entoure les dons et les
cadeaux.
Il convient maintenant de
remplir la case laissée vide dans notre dernier diagramme.
Prenons un exemple simple de société : celle des enfants
qui, une fois le temps des cours terminé, jouaient aux
billes le long des murs de l'école. Pour nous, adultes, même
si nous restons sensibles au charme des chatoiements irisés
des petites ou grosses billes de verre, nous n'y attachons
pas une importance exagérée. Mais nous les collectionnions
autrefois avec amour, tentions de les gagner au jeu, ou
encore d'en acquérir d’autres façons. Et tout enfants que
nous étions, nous faisions déjà très bien la différence
entre un don et un échange. « Tiens, celle-là, je te la
donne ! » voulait dire, sans ambiguïté possible, que celui
qui s'engageait dans ce geste généreux laissait sa bille
sans vouloir en récupérer une autre en échange. Nous savions
très bien que donner (faire un don) était le contraire de
l'échange.
Précisons. « Je te la
donne » veut dire que celui qui donne (le donateur) donne
sans qu'il y ait besoin que je lui donne quoi que ce soit.
Alors que l'expression « je te l'échange contre celle-là »,
identique dans sa forme à « je te la donne contre celle-là
», veut dire que celui qui donne (et n'est pas du tout un
donateur) ne donne sa bille que si je lui donne la
mienne. Le lecteur vérifiera que le mot « donner » a bien,
dans ces différentes situations, les sens différents de
donare et dare, mais ce point est acquis, et
notre réflexion présente en vise un autre. Qui est celui-ci.
Dans l'échange, la bille qui était mienne et que je dois «
donner » pour obtenir celle qui m'est proposée joue
exactement le même rôle que l'argent que je « donne » au
boucher pour obtenir le filet d'aiguillette qu'il m'a
proposé. La cession de ma bille constitue le paiement
nécessaire à l'obtention de la bille convoitée. L'échange
est en tout point un acte à titre payant. Le mot « payer »
ne suppose en aucune façon l'existence d'une monnaie : on
peut payer en nature, ainsi qu’il en allait autrefois pour
l’impôt. Et dans l'échange de billes entre enfants, la bille
qui est cédée constitue le paiement pour la bille obtenue.
Il en va de même dans toute économie de troc : la cession
d'un bien pour en obtenir un autre représente le paiement
pour cet autre bien.
Nous pouvons donc
compléter notre dernier diagramme, et l'écrire :
« donner »
______________________________________________ |
don |
≠
|
échange |
ce qui montre
suffisamment que l'échange est le contraire du don, comme ce
qui est à titre payant l'est de ce qui l'est à titre
gratuit.
Il résulte de tout cela
que si l'anthropologie martienne confond les deux sens de «
donner », elle confond tout autant don et échange. Et
l'anthropologie sociale, également.
C'est ce que fait Mauss
dans son trop fameux Essai sur le don (qui, à vrai
dire, est un Essai sur le « donner », sans que
l'ambiguïté de ce terme ne soit jamais levée). A plusieurs
reprises, il soutient en effet que certaines transactions
primitives tiennent à la fois du don et de l'échange, et
forme à leur propos l'expression de « don-échange ».
Or, de deux choses l'une : soit la confusion est dans la
tête des primitifs, soit elle est dans celle des
anthropologues. La thèse de Mauss — et elle est explicite —
est que la confusion est dans la tête des primitifs, et
qu'ils sont, sous ce rapport, plus primitifs que les enfants
qui, eux, font parfaitement la distinction entre échange et
don. Thèse qui se situe en droite ligne de la vieille
assimilation (commune à l'anthropologie et à la
psychanalyse) primitif = enfant = pathologique. En parfait
accord également avec les thèses de Lévy-Bruhl
sur la confusion des idées qui caractériserait la « pensée
primitive ». Thèses largement partagées à l'époque et
sévèrement rejetées aujourd'hui pour ethnocentrisme, sinon
pour racisme. Mais lorsque l'on décrie (avec trop
d'indignation) Lévy-Bruhl et que l'on encense (avec trop
d'ardeur) Mauss, on oublie volontiers l'atmosphère
intellectuelle commune dans laquelle ils baignent. Cette
atmosphère se traduit par deux grandes thèses qui orientent
toute l'anthropologie de l'époque (et une partie de
l'anthropologie actuelle) : les sociétés primitives seraient
simples, et beaucoup plus que les nôtres, en conséquence de
quoi leurs catégories intellectuelles (juridiques,
économiques, sociales, etc.) confondraient ce que nous
distinguons. Notre position est au contraire que les
sociétés primitives sont extrêmement complexes (et, sur de
nombreux points, beaucoup plus que les nôtres) et que leurs
structures conceptuelles et linguistiques sont fort subtiles
(et souvent plus que les nôtres). Ce que l'on verra sans
conteste possible en relevant la grande complexité du
vocabulaire de ces sociétés relatif au don et à l’échange.
En d'autres termes, nous pensons que la confusion n'est pas
dans les structures primitives (intellectuelles ou sociales)
mais dans la tête des anthropologues.
Mais il nous faut
maintenant progresser vers la définition du don, concept que
nous avons commencé à cerner, sans toutefois l'avoir encore
défini. Notre exemple des billes nous donne à penser que la
question de la contrepartie (ce que l'on doit ou pas fournir
pour obtenir quelque chose) est centrale.
On désigne couramment par
contrepartie ce qui vient en retour d'un premier transfert.
Et nous appellerons contre-transfert le mouvement (au sens
où l'on parle de « mouvements de biens ») qui délivre cette
contrepartie.
Il n'est pas d'échange
sans contrepartie : chacun des biens échangés se trouve être
la contrepartie de l'autre. Mais il peut aussi exister une
contrepartie dans le don. L'enfant qui a reçu une bille d'un
petit camarade peut, quelque temps après, lui faire cadeau
d'une de ses billes : manière de remercier et d'entretenir
des rapports de bonne camaraderie. Il s'agit alors d'un
contre-don. Il peut donc y avoir contrepartie
(contre-transfert) dans le don comme dans l'échange, et
ce n'est donc pas l'existence ou l'absence de contrepartie
qui différencie les deux.
Ce n'est pas non plus le
fait que don et contre-don soient différés. Ils le sont dans
notre exemple, mais le récipiendaire peut avoir le goût de
faire un contre-don sur le champ, ce qui ne modifie pas le
fait qu'il a bien reçu un don et rendu un contre-don.
L'échange, pareillement, peut être immédiat ou différé.
On pourrait poursuivre le
parallèle en disant que la régularité qui semble
caractériser les échanges (interrompus uniquement dans le
capitalisme par les crises et les faillites en série) peut
aussi être le fait du don : des gens très bien élevés feront
immanquablement succéder à un cadeau reçu un cadeau donné,
ou à une invitation, une invitation. Mais je crois que l'on
voit suffisamment que ce n'est pas l'aspect cinétique
– en désignant par cette expression tout ce qui concerne le
seul mouvement des biens, l'existence éventuelle d'une
contrepartie, sa régularité, etc. – qui permet de faire la
différence entre les différents modes de transfert. C'est
tout autre chose. Quoi ?
Pour répondre à cette
question, il faut entrer plus avant dans l'échange.
Un dictionnaire courant
(le Petit Robert) nous enseigne que le substantif «
échange » possède trois sens différents, dont les deux
premiers correspondent aux deux sens du verbe « échanger ».
Le premier sens est
économique, l'échange est alors un échange de biens ; et
échanger, c'est alors « céder moyennant contrepartie ».
Le deuxième sens (dit par
analogie, et attesté dès le XVIIe siècle)
concerne toute communication réciproque ; échanger, c'est
alors « adresser et recevoir en retour ». On parle par
exemple, « d'échange de sourires, de politesses, de coups »
; et le verbe s'applique tout autant à ces situations.
Le troisième et dernier
sens, concernant seul le substantif, est biologique (depuis
1865) et est décrit ainsi : « passage (dans les deux sens)
et circulation de substances entre la cellule et le milieu
extérieur ». Ce sens s'étend sans difficulté à la physique,
lorsque l'on parle « d'échange de chaleur entre deux fluides
». Mais on voit tout autant que l'on pourrait l'appliquer à
de tout autres domaines, par exemple parler « d'échange de
voitures entre la ville et la campagne ».
Comprenons bien que nous
ne disons pas que ces sens sont différents parce qu'ils
relèvent de domaines différents (économie, linguistique,
biologie). Ils diffèrent entre eux de façon beaucoup plus
profonde parce qu'ils ont des propriétés formelles
différentes.
Essayons de les préciser,
et commençons par le moins riche, le troisième.
Il est purement mécanique
ou, disons, cinétique, sans lien de cause à effet. Il
désigne seulement un mouvement dans les deux sens à travers
une paroi perméable qui permet néanmoins de distinguer un
intérieur et un extérieur. C'est pourquoi le terme peut être
appliqué tant à la cellule qu'à un corps inanimé, tant à un
corps qu’à un ensemble social comme une ville. Il désigne la
simple action à double sens, une action réciproque (au sens
très général où l'on parle d'action réciproque ou de force
réciproque en physique), sans intentionnalité.
Le deuxième sens, au
contraire, est inséparable de la notion d’intentionnalité.
Le dictionnaire parle fort à propos d'« adresse ». Dans un
échange de sourires, chacun adresse son sourire à l'autre.
Sans cette adresse, il y aurait seulement deux humains qui
sourient, mais pas forcément l'un à l'autre ; il n'y aurait
pas d'échange de sourires. Adresser, c'est signifier quelque
chose. C'est viser un certain but, ou l'espérer. Si
j'adresse un sourire à quelqu'un, c'est que j'espère une
réponse, qui peut prendre la forme d'un sourire, ou d'autre
chose. L'adresse suppose l'espoir d’une réponse. Bien sûr,
dans l'échange de coups, je ne donne pas un coup dans
l'espoir d'en recevoir un en retour, mais l'autre m'en donne
en réponse à celui que je lui ai donné. Le plus petit
dénominateur à toutes ces expressions, « échange de sourires
», « échange de coups », « échange de politesses », réside
bien dans l'idée de réponse. Un acte (un sourire, un coup,
une politesse) répond à un précédent. Il n'y a
échange (de sourires, de coups, de politesses) que dans la
mesure où il y a réponse et réponse équilibrée, réponse
adéquate, réponse proportionnée à la demande implicite dans
l'adresse première. Il faut une certaine balance entre les
deux. Et il y a un ordre entre les deux actes, l'un suivant
l'autre et en occasionnant éventuellement un troisième :
l'échange est alors une suite d'actes qui se répondent les
uns aux autres. Et le précédent est chaque fois la cause du
suivant. Il y a donc beaucoup plus dans l'échange au
deuxième sens que dans l'échange au troisième, au sens
mécanique ou biologique. Tout ce qui était dans ce troisième
est aussi dans le second : un même déplacement réciproque,
pourrait-on dire, qui fait que, de chacun, part un petit peu
qui va vers l'autre. Mais dans le second sens du mot «
échange », il y a en plus intentionnalité, signification,
adresse, idée de réponse et de causalité.
Voyons maintenant le
premier des sens énumérés par le dictionnaire, le sens
économique, celui de l'échange de biens. C'est aussi le sens
propre, car tous les autres en dérivent comme par
appauvrissement de ce sens riche et fort ; et c'est aussi le
sens strict, car il est plus restreint qu'aucun des deux
autres. Tout ce qui est dans le troisième s'y retrouve :
déplacement réciproque de biens entre deux acteurs. Et tout
ce qui est dans le deuxième s'y retrouve également :
intention, évidemment, car je ne cède mon bien que pour
signifier à l'autre que j'entends acquérir le sien ;
adresse, tout aussi évidemment, et réponse ; causalité,
enfin, puisque chacune des cessions est cause de l'autre.
Mais il y a aussi beaucoup plus, et c'est ce que dit le
dictionnaire : échanger, c'est « céder moyennant
contrepartie ». Dans l'échange de biens, on ne cède son
bien que si l'autre cède le sien. On ne le cède qu'à
condition que l'autre en fasse autant. On ne le cède qu'en
raison de l'engagement du partenaire de céder le sien.
Et c'est ce qui diffère complètement d'avec le deuxième
sens, car dans un « échange » de paroles, je n'adresse pas
la parole à quelqu'un à condition qu'il me parle, pas plus
que je n'adresse un sourire à quelqu'un à condition qu'il me
sourie.
Résumons. Le troisième
sens est presque inutile car il désigne la simple
réciprocité, et ne dit rien de plus : une chose part de A
pour aller vers B, tandis que de B part également une chose
qui va en sens inverse vers A. Simple déplacement en double
sens, simple réciprocité d'actions qui ont lieu dans
l’espace. Sens purement cinétique. Le deuxième sens, c'est
la réciprocité plus l'idée de réponse, ce qui correspond
assez à l'anglais to reciprocate : c'est une
réciprocité intentionnelle, voulue, significative. Mais il
n'y a encore pas grand chose de plus que l'idée de
réciprocité. Le premier sens est tout autre : il désigne une
institution humaine, complexe, et parfaitement spécifique.
Humaine, parce que, comme
disait déjà Adam Smith, on n'a jamais vu des animaux
proposer entre eux un échange de biens. Ils échangent au
deuxième sens, pas au premier.
Complexe, parce qu'il y a
cet engagement préalable, cette entente, cet « accord de
volontés », comme disent les juristes à propos du contrat,
qui doit précéder les actes (les actes de cession).
Parfaitement spécifique,
enfin, parce que les caractéristiques que nous venons de
dégager relativement à l'échange au premier sens l'opposent
aux autres transferts : lors d'un don, on ne donne pas
quelque chose à condition que l'autre s'engage à vous rendre
un contre-don adéquat.
Nous progressons dans la
compréhension de l'échange, et donc du don (car il est
toujours utile, nécessaire même, de comprendre non-A pour
bien comprendre A) ; mais faisons une pause pour revenir à
nos Martiens.
Les anthropologues
martiens qui, comme on sait, entendent toutes nos
conversations et les consignent soigneusement dans leurs
notes ethnographiques, n'ont pas manqué de relever l'usage
extensif qui est fait dans la langue française des termes «
échange » et « échanger ». Ils en concluront très
probablement que notre société est fondée sur l'échange,
ainsi probablement que toutes les autres sociétés humaines.
Ne s'étant pas aperçu que l'échange au troisième sens était
présent, et de façon importante, à la fois en biologie, en
écologie ou en physique, ils croiront avoir énoncé une
grande vérité des sciences sociales en disant que les
sociétés humaines sont fondées sur l'échange. Alors qu'ils
n'auront fait que dire une chose très plate et très banale,
laquelle se retrouve dans toute sorte de mondes, que ce soit
le monde de la physique, celui de la biologie ou le monde
social, et ne saurait en caractériser aucun (l'action
réciproque est un des principes fondamentaux de la
mécanique). Ils pourront encore prétendre que la différence
entre l'économie politique, la linguistique et
l'anthropologie sociale vient seulement de ce que la
première traite de l'échange des biens, la seconde de
l'échange des paroles, et la dernière de l'échange des
femmes entre les hommes. Comme ils ne font pas la
distinction entre les différents sens du mot « échange »,
ils ne verront pas la différence essentielle qui sépare
l'échange de mots de l'échange de biens. Et, ayant noté
cette expression du langage courant « échange de dons »,
probablement diront-ils aussi qu'il n'y a pas grande
différence entre échange et don. Pour la simple raison
qu'ils n'auront pas vu que le terme « échange » s'entend
dans cette expression au deuxième sens (on échange des
cadeaux comme on échange des politesses) tandis que, dans
l'expression « échange de biens », il s'entend au premier.
Cette proposition, enfin, relative à l'indifférenciation
entre échange et don permettra de parler indifféremment de
la prépondérance du don dans la société française (ce qui
était, on s'en souvient, leur première proposition) ou de la
prépondérance de l'échange. Et ainsi, régnera dans cette
anthropologie la confusion la plus complète.
Elle a régné aussi sur
toute l'anthropologie structuraliste des cinquante dernières
années. Et elle régnera sur toute anthropologie comme sur
toute discipline qui se contentera de prendre les mots du
langage courant avec la polysémie et l'ambiguïté qui les
caractérisent, sans se préoccuper de définir des concepts
scientifiques, lesquels ne peuvent être tels que s'ils sont
rigoureusement définis.
Il résulte de tout cela
que, nous intéressant aux transferts de biens, nous
n'utiliserons le terme « échange » qu'au premier sens, sens
restreint et sens économique, le seul d'ailleurs qui soit
spécifique aux institutions et aux sciences sociales.
L'échange, entendu en ce sens, est caractérisé par la
nécessité de la contrepartie qui doit être comprise à la
fois comme la condition, la cause et la fin de l'échange.
Cette contrepartie est aussi obligatoire. Qu'est-ce à dire ?
S'il est bien une chose
que nous reprochons à la formule maussienne
des « trois obligations », c'est qu'elle nous paraît vide de
contenu dans la mesure où l'idée même d'obligation est
coextensive à la vie sociale toute entière. Point de rapport
social sans obligation. Que ce soit un rapport de parenté,
un engagement amoureux, le rapport du citoyen à l'Etat,
partout, vous trouvez des obligations. Mais elles ne sont
pas de même nature. Parler d'obligation n'a de sens que dans
la mesure où l'on spécifie de quel type d'obligation on
parle. Sans quoi, c'est presque tautologique. Les juristes
ont écrit des traités entiers sur les obligations. Mais les
anthropologues, point. Rien sur la notion d'obligation.
Comme si elle était évidente. Elle ne l'est point.
Nous ne prétendons pas
combler ici ce vide, ni même entamer le sujet de façon
significative, mais il faut au moins faire la distinction
entre obligation morale et obligation juridique. Une
obligation morale ne taraude que votre conscience. Mais une
obligation juridiquement reconnue donne des droits à celui
qui a cette obligation sur vous ; elle lui donne aussi des
moyens d'action. On pourrait dire que l'échange comporte une
obligation juridique de fournir la contrepartie, tandis que
le don ne comporte pas une telle obligation, tout au plus
une obligation morale. On pourrait même corréler cela avec
la notion de sanction, au sein de laquelle on distinguera
pareillement entre sanction morale et sanction juridique. Ce
serait déjà aller beaucoup plus loin que ne le fait Mauss,
et toute l'anthropologie à sa suite. Mais cette comporte des
difficultés liées à la question (controversée) de la
définition du juridique dans les sociétés primitives – nous
y reviendrons (chapitre 2). Mais l'idée même du juridique
nous indique une autre voie.
Le propre d'une
obligation juridique, en effet, est d'être exigible. Elle
est exigible par tous les moyens légitimes qui existent dans
une société, y compris par la violence, du moment qu'elle
s'exerce dans des formes reconnues comme légitimes : dans
une société étatique, l'obligation est susceptible d'être
exigée en recourant aux voies de la justice (c'est-à-dire en
la faisant exécuter par les agents de l'Etat) ; dans une
société non étatique, elle l'est par la violence des ayants
droit qui recourent à la vendetta, laquelle représente le
moyen normal de se faire justice soi-même. Si la notion
d'exigibilité paraît claire et d'application générale,
voyons maintenant en quoi elle peut nous éclairer sur notre
question du don et de l'échange.
Supposons maintenant que
vous aperceviez mon stylo à plume et que vous le trouviez
très beau.
« Ah ! Monsieur, que vous
avez donc un beau stylo ! » dites-vous.
Et moi, de vous dire : «
Je vous le donne ! »
Vous protestez, vous
trouvez que c'est trop, qu'il n'y a pas de raison, mais,
finalement, vous acceptez. Vous vous perdez en remerciements
et vous l'emportez.
Bon.
Quelques jours après, je
vous rencontre et vous réclame 100 euros qui représentent la
valeur du stylo. Vous vous étonnez de ma demande et
j'insiste en soutenant que, du fait que vous avez accepté
mon stylo, vous me devez cette somme et qu'il vous
faut me payer. Que diriez-vous ? Simplement ceci : «
Mais alors, ce n'était pas un cadeau ! »
Comprenons bien où se
situe le problème.
C'est le fait que j'exige
une contrepartie qui anéantit l'idée que je vous ai fait un
don.
Si, quelques jours après,
en effet, vous m'aviez fait un cadeau en guise de
remerciement – de la valeur de 100 euros, ou moins, ou plus,
peu importe –, personne ne viendra de ce fait nier que je
vous aie fait un cadeau. L'existence du contre-don n'annule
pas la nature de don de mon geste.
Si, en réalité, je ne
vous avais donné mon stylo que dans l'espoir que vous me
rendiez tel ou tel service, cela ne ferait pas non plus que
mon geste ne soit pas un don. Il aurait été un geste
intéressé, assurément, un don intéressé, mais un don
néanmoins. Le fait d'attendre un contre-don n'annule pas la
nature de don de mon geste.
Si j'étais venu par la
suite vous solliciter et vous demander de me passer 100
euros, prétextant que je me trouve à court d'argent et vous
rappelant le don que je vous avais fait quelques jours
auparavant, vous auriez peut-être eu du mal à refuser de me
venir en aide, mais vous n'auriez pu dire que mon geste
n'était pas un don. Il était certainement intéressé et mon
comportement était déplorable, mais personne ne niera pour
autant que mon geste fût un don. Le fait de solliciter un
contre-don n'annule pas la nature de don de mon geste.
Ce qui l'annule est que
j'exige quelque chose en retour, que je me prétende
en droit de le faire. De deux choses l'une : soit
j'ai une légitimité à réclamer quelque chose, et ce n'est
pas un don ; soit je n'ai aucune légitimité à réclamer quoi
que ce soit, et c'est bien un don.
Concluons que le don
est la cession d'un bien qui implique la renonciation à tout
droit sur ce bien ainsi qu'à tout droit qui pourrait émaner
de cette cession, en particulier celui d'exiger quoi que ce
soit en contrepartie.
Il y a dans le don l'idée
d'abandon. Le donateur abandonne un bien, tout droit sur ce
bien, ainsi que tout droit pouvant émaner de sa cession.
Dans l'échange, au
contraire, chacun des échangistes se trouve en droit
d'exiger la contrepartie. C'est même ce droit qui définit
l'échange.
Nous pouvons désormais
dire très précisément en quoi l’expression maussienne d’«
échange de dons » est, au sens strict, contradictoire :
parce que l’échange est fondé sur le droit à exiger une
contrepartie, tandis que le don n’est un don que par la
renonciation au droit à l’exiger.
Relevons que le point
clef de cette première approche – qui n'est pas encore une
définition – est une question de droit : la question de la
légitimité à réclamer, à exiger. Peut-être convient-il de le
répéter : ce point clef ne réside ni dans le mouvement des
biens, comme par exemple le fait de la contrepartie – ce que
nous avons appelé l'aspect cinétique des transferts –, ni
dans la psychologie des acteurs (qu'elle soit généreuse ou
intéressée), ni dans leur comportement (la sollicitation du
donateur).
Mais ce premier élément
de définition est encore insuffisant. Il permet certes de
distinguer entre le don et l'échange, mais il ne permet pas
de distinguer entre le don et un troisième type de
transfert.
Considérons simplement
les amendes, ou tout ce que nous devons payer au titre de
dommages et intérêts, toutes les réparations suite à une
faute ou à une responsabilité qui nous incombe. Quelle est
donc la nature de tels transferts? Ce ne sont évidemment pas
des dons. Et ce sont aussi peu des échanges, car si l’on
voit bien une certaine réciprocité à l’oeuvre dans l’idée de
réparation comme dans celle d’échange, il y a entre les deux
une différence de taille.
Ce qui marque l’échange, c’est l’exigibilité de chacun des
transferts : or, si la réparation est exigible, la faute
qu’elle est censée réparer ne l’est pas. Il n’y a pas non
plus dans la réparation cette causalité réciproque qui fait
l’échange, l’acceptation de céder un bien par chacun des
partenaires échangistes étant la cause de ce que l’autre
accepte de céder un des siens : dans la réparation, la faute
est cause de la réparation mais la réparation n’est pas
réciproquement cause de la faute. Et l’on a toujours tort de
confondre échange et réciprocité, car si l’échange est bien
une forme de réciprocité, il s’en faut que toute réciprocité
soit échange. Enfin, la réciprocité mise en jeu dans la
réparation n’est pas la même que dans l’échange. La
réparation, n’étant ni du don ni de l’échange, est un
transfert d’un autre type, ce que nous appelons un t3t, un
transfert du troisième type.
Il n'entre pas dans notre propos de dresser ici la liste de
ses caractéristiques, mais disons que c'est un transfert qui
résulte d'une obligation tout à fait exigible (la partie
lésée ayant droit de réclamer la réparation à celui qui lui
a causé un tort) et sans contrepartie. Un autre exemple en
est l’impôt.
Or voici notre problème :
l'élément de définition par lequel nous venons de
caractériser le don s'applique également au t3t et ne permet
donc pas de faire la différence entre don et t3t, ce qui est
absurde. Il nous faut en conséquence affiner notre
définition du don, de sorte qu’elle ne s’applique pas à ce
qui n’en est visiblement pas.
Dirons-nous que le don
est volontaire et qu'aucun t3t, réparation ou impôt, ne
l'est ? Dirons-nous que le don est libre alors que l'impôt
est forcé ou que la réparation est contrainte ? Ce serait là
s'embarquer dans des discussions sans fin, et difficiles,
similaires à celles que nous avons voulu éviter à propos de
l'obligation. Car tout le monde a connu des situations dans
lesquelles nous nous sentons « obligés » de donner. Nous ne
nous sentions « pas tout à fait libres » de ne pas donner :
à propos d’un pourboire, ou lors d'une quête de charité. Où
faire passer la ligne de démarcation ? Dirons-nous que ce
qui caractérise le don est que, même si l'on n'est pas tout
à fait libre de ne pas donner, on donne néanmoins « ce que
l'on veut », selon la formule consacrée ? Voire : les taux
des pourboires sont connus, et coutumiers ; et lors d'une
quête on sait bien que l'on ne peut pas véritablement donner
ce que l'on veut, car il y a un minimum au-dessous duquel on
ne peut descendre. A vrai dire, la notion de liberté connaît
une gamme de variation infinie. Une gamme similaire à celle
que connaît l'obligation. Car il y a des pressions morales
qui limitent la liberté, et qui sont toutes différentes des
contraintes juridiques, appuyées sur la force.
Une petite parenthèse,
juste pour écarter une fausse solution qui consisterait à
dire : par le paiement de l'impôt, je ne renonce pas à tout
droit émanant de mon geste, puisque j'ai acquis par ce geste
le droit de ne plus me voir réclamer l'impôt payé. Un
paiement acquitte une dette ; il engendre un droit, ou
annule celui (l'obligation) que d'autres avaient sur vous.
On dira de même pour celui qui a causé un tort à autrui,
lorsqu'il paye. On pourrait, sur cette base, prétendre que
notre première caractérisation du don suffit à le
différencier du t3t. Mais, à vrai dire, ces considérations
ne sont pas générales, elles ne valent que pour le
contribuable et l’auteur d’un tort réparable. Elles ne
valent pas pour le serf « taillable et corvéable à merci ».
Or la taille (redevance en argent), tout comme la corvée
(redevance en services) sont des transferts du troisième
type. Le serf, en les fournissant, n'acquiert de ce fait
aucun droit. Notre précédente définition du don s'y
appliquerait, ce qui est contraire à toute raison.
Une solution simple
consiste à reprendre notre terme d'exigibilité. L'impôt est
exigible : c'est ce qui est inscrit sur toute feuille
d'impôt. Le paiement de la réparation, la taille ou la
corvée du serf, sont tous pareillement exigibles. Un don ne
l'est pas. Personne ne peut exiger de vous un don. Un don
peut être attendu, sollicité, etc., mais pas exigé sans
perdre son caractère de don : nous retrouvons ici la même
discussion qu'à propos de la contrepartie.
Concluons.
1° qui implique la
renonciation à tout droit sur ce bien ainsi qu'à tout droit
qui pourrait émaner de cette cession, en particulier celui
d'exiger quoi que ce soit en contrepartie, et
2° qui n'est elle-même
pas exigible.
|